L’explosion de la vie au Cambrien
Débutant il y a environ 539 millions d’années, le Cambrien est la première période géologique de l’ère Paléozoïque. L’explosion cambrienne y marque l’histoire de la vie par l’apparition de nombreuses formes de vie animale, et notamment les premiers animaux dotés de pattes articulées et d'un squelette.
Au Cambrien, la position des continents est très différente de celle d'aujourd'hui. Plusieurs masses continentales, faisant anciennement partie du supercontinent Pannotia situé au pôle Sud, s'en sont détachées et sont remontées vers le nord.
Ces nouveaux continents se retrouvent, il y a 539 millions d’années, dans une région moins froide et davantage propice au développement de la vie, autour de l'équateur.
Le morcellement de ces continents induit l’apparition de nombreuses mers peu profondes, entourant les terres émergées. Ces fonds marins en zones tropicales constituent alors des milieux propices à l’apparition et à la diversification de nouvelles formes de vie. C’est en leur sein qu’a eu lieu la diversification de la vie appelée « explosion cambrienne ».
Cette période est notamment étudiée sur les sites de deux gisements fossiles exceptionnels : celui de Burgess, au Canada, et celui de Chengjiang en Chine.
L'explosion cambrienne
Avant le Cambrien, n'existaient, de la faune et de la flore telle que chacun se la représente aujourd'hui, que quelques formes d'algues, des méduses et de rares coquillages de quelques millimètres. Ni crustacés, ni coraux, ni « poissons » ne peuplaient alors les mers.
La très grande variété de fossiles connus à partir du Cambrien, bien plus nombreux que ceux datant de périodes plus anciennes, a longtemps fait penser que cette période avait connu une véritable explosion de la vie.
On sait aujourd'hui que cette extraordinaire diversification avait débuté avant le Cambrien ; mais les organismes d'alors ne possédant pas de squelette, peu d'entre eux ont pu se fossiliser et se conserver jusqu'à aujourd'hui. Par ailleurs, cette forte biodiversification se poursuit également à l’Ordovicien, période qui suit le Cambrien1.
L'apparition de nombreux groupes d'espèces
Le Cambrien marque cependant l'histoire de la vie par l'apparition et la multiplication, sur les fonds marins, de très nombreuses espèces de vers, coquillages, crustacés, mollusques mais aussi de groupes d'animaux disparus depuis, comme les trilobites et les radiodontes. Les algues rouges et algues vertes, apparues au Protérozoïque, sont également présentes dans ces environnements et y poursuivent leur diversification.
À l’origine de cette diversification de la vie
Outre l'apparition de milieux marins propices à certaines formes de vie, plusieurs causes probables de l'explosion cambrienne ont été identifiées. La communauté scientifique considère aujourd’hui que les phénomènes suivants ont joué un rôle dans l’explosion cambrienne 2 :
- la forte disponibilité de certains éléments chimiques clés tels que l’oxygène ou le calcium ;
- une organisation génétique récemment acquise chez les espèces animales, permettant l'apparition d'un grand nombre de nouvelles combinaisons anatomiques incluant par exemple des pattes ou des yeux2 ;
- une réaction de ces espèces animales à la forte présence, dans leur environnement, d'éléments tels que le calcium, le fer, le potassium et la silice. Ces éléments proviendraient d'une érosion massive des côtes. Les organismes vivants auraient alors appris à les assimiler pour produire leurs coquilles et squelettes3 .
Le phénomène dit de coévolution 4 aurait également accéléré la diversification des espèces : les prédateurs développant des moyens de s’adapter à l’apparition de squelettes externes protecteurs, et les proies s’adaptant à des prédateurs de plus en plus efficaces par la fuite ou d’autres moyens de défense.
« L’hypothèse qui est retenue maintenant est que l’écosystème de Burgess est une course à l’armement : lorsqu’un organisme inventait une carapace il fallait à tout prix qu’un prédateur trouve le moyen de la percer. »
Philippe Janvier, directeur de recherche émérite au Muséum et au CNRS, sur France Culture
- 1Thomas Servais and Borja Cascales-Miñana and David A.T. Harper and Bertrand Lefebvre and Axel Munnecke and Wenhui Wang and Yuandong Zhang, 2023 — No Cambrian explosion and no Ordovician event: A single long-term radiation in the early Palaeozoic. The Cambrian ‘Explosion’, located by many authors between 540 and 520 million years ago (Ma), is considered to be an abrupt… Palaeogeography, Palaeoclimatology, Palaeoecology vol. 623, p. 111592. https://dx.doi.org/10.1016/j.palaeo.2023.111592
- 2a2b Marshall Charles R, 2006 — Explaining the Cambrian “explosion” of animals. Annu. Rev. Earth Planet. Sci. vol. 34, p. 355-384
- 3Peters Shanan E & Gaines Robert R, 2012 — Formation of the ‘Great Unconformity’as a trigger for the Cambrian explosion. Nature vol. 484, n° 7394, p. 363-366
- 4Vermeij Geerat J, 1989 — The origin of skeletons. Palaios, p. 585-589. https://doi.org/10.2307/3514748
Le Cambrien dans l'histoire de la vie
L’apparition du squelette externe, ou exosquelette
Lors des quelques millions d’années précédant l’explosion cambrienne, les premiers animaux à coquilles apparaissent. Ils sont appelés les « petits fossiles coquilliers », et ne mesurent que quelques millimètres. Ces animaux sont les premiers capables de biominéralisation, c’est-à-dire qu’ils sont capables de produire des parties minérales telles que des coquilles ou des squelettes.
Cette nouvelle faune, bien que peu diversifiée, est alors présente dans une grande partie des mers du globe 5. En son sein se trouvent notamment les premiers mollusques.
Mais lors de l’explosion cambrienne, commençant il y a environ 530 millions d’années, cette faune est remplacée par une impressionnante diversité de nouveaux animaux. Parmi eux, on retrouve notamment les premiers représentants des chordés, des coquillages bivalves, des échinodermes, des foraminifères et des phytoplanctons, mais aussi une grande variété d’arthropodes.
- 5Kouchinsky Artem, 2000 — Shell microstructures in Early Cambrian molluscs. Acta Palaeontologica Polonica vol. 45, n° 2.
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Les arthropodes possèdent une nouvelle forme de squelette. Sa composition est proche de celle des exosquelettes des arthropodes actuels tels que les abeilles, les crabes ou les araignées. C’est à dire qu’elle est principalement composée de chitine et de protéines, et imprégnée d'une quantité de carbonate de calcium variant selon les groupes d'espèces.
Leur squelette est organisé en segments successifs qui recouvrent et protègent chacune des parties du corps. Ces segments sont reliés entre eux par des articulations et servent de points d'accroche aux muscles, permettant des mouvements contrôlés et complexes. Mais l’innovation ne s’arrête pas là : certains segments ou appendices vont alors remplir des fonctions inédites permettant la marche, la respiration, la mastication ou encore la préhension.
En 20 millions d'années, période très courte à l'échelle de l'histoire de la vie, vont apparaître les premières pattes, ainsi que les premières nageoires, branchies et pinces, mais aussi les premiers yeux.
Qu'est-ce qu'un arthropode ?
La diversité des formes de vie au Cambrien
La particularité de l'explosion cambrienne est la grande diversité de formes de vie qui y sont apparues. Certaines étaient très différentes de celles qui nous entourent aujourd'hui. Découvrez quelques-uns des vers marins, éponges, mollusques et les divers arthropodes qui peuplaient les fonds marins il y a plus de 500 millions d'années.
Anomalocaris : la découverte d’un type inédit de superprédateur
Très différent des arthropodes actuels, il a fallu près de 80 ans pour que soit correctement décrit le plus grand prédateur du Cambrien connu à ce jour, mesurant presque un mètre de long : Anomalocaris canadensis.
À l'époque de sa découverte, en 1892, les paléontologues avaient pour habitude de rattacher systématiquement les espèces nouvellement découvertes à des groupes d'animaux connus. Mais l’extraordinaire disparité de formes présentes dans la faune Cambrienne a permis de remettre en question cette pratique.
Un puzzle paléontologique
L'anatomie d'Anomalocaris ne correspondant à aucun groupe d'animaux actuels, différentes parties de son corps ont d'abord été identifiées comme étant des animaux distincts :
- Les appendices présents sur sa tête étaient interprétés comme une espèce de crustacé, proche des crevettes actuelles. C'est d'ailleurs cet organe qui fut nommé Anomalocaris, qui signifie « crevette étrange ».
- Sa bouche circulaire était prise pour une sorte de méduse du genre Peytoia.
- Le reste de son corps était rattaché aux Holoturies, les concombres de mer, et nommée Laggania.
La requalification des arthropodes du Cambrien
C'est dans les années 1970 que l’ensemble de la faune Cambrienne trouvée dans les schistes de Burgess, au Canada, est réétudiée par trois paléontologues de l’université de Cambridge. Ils entreprennent de disséquer et dessiner certains fossiles couche par couche, obtenant ainsi une représentation en trois dimensions des spécimens 6.
Cette méthode permet une identification bien plus fine et précise de la faune de Burgess, changeant complètement la vision que les paléontologues avaient des espèces vivant au Cambrien. Il est alors mis en évidence que nombre des animaux présents à cette époque n’appartenaient à aucun groupe d’animaux connus.
L’anatomie d’un superprédateur
Ces travaux permettent notamment de reconstituer l'anatomie d'Anomalocaris canadensis. Celui-ci représentait bien une seule nouvelle espèce très différente de la faune actuelle, et non trois espèces appartenant à des groupes encore existants.
Il possédait deux appendices préhenseurs permettant d’attraper des proies et une bouche capable de broyer certaines carapaces. Il était également capable de nager à la manière des raies actuelles 7 et était doté d'une paire d'yeux. Ces caractéristiques ainsi que sa grande taille font de lui un superprédateur, ce qui signifie qu'une fois adulte il était au sommet de la chaîne alimentaire du fond des mers cambriennes 8.
- 6La vie est belle : les surprises de l'évolution (Wonderful Life: The Burgess Shale and the Nature of History), 1989 (ISBN 2-02-035239-7)
- 7 Sheppard K A, Rival D E & Caron J -B, mars 2018 — On the Hydrodynamics of Anomalocaris Tail Fins. Anomalocaris canadensis, a soft-bodied stem-group arthropod from the Burgess Shale, is considered the largest predator of the… Integrative and Comparative Biology vol. 58, n° 4, p. 703-711 ISSN 1540-7063. https://dx.doi.org/10.1093/icb/icy014
- 8Vinther Jakob, Stein Martin, Longrich Nicholas R & Harper David AT, 2014 — A suspension-feeding anomalocarid from the Early Cambrian. Nature vol. 507, n° 7493, p. 496-499
Les prédateurs du Cambrien
Ces innovations permettent non seulement à Anomalocaris, mais également à sa famille, les radiodontes, et à leurs proches parents les opabinidés, d’occuper le rôle de prédateurs dans la plupart des mers connues au Cambrien.
On connait aujourd’hui plusieurs dizaines d’espèces de radiodontes et d’opabinidés du Cambrien.
Mais ceux-ci ne sont pas les seuls prédateurs du Cambrien. Par exemple, une étude publiée en janvier 2024 dans la revue Science a détaillé le mode de vie de Timorebestia koprii : un grand ver prédateur de 30 centimètres de long, vivant au Cambrien. Il ne chasse pas sur les fonds marins, mais plus haut, dans la colonne d’eau. T. koprii appartient au groupe souche des chétognathes, des vers marins encore représentés aujourd’hui, mais ne mesurant que quelques centimètres et faisant partie du zooplancton.
Pikaia est-il notre plus vieil ancêtre connu ?
Les animaux des schistes de Burgess décrits en 1911 ne sont pas uniquement des arthropodes. Lors d’une étude approfondie dans les années 1990, la présence de myomères, des muscles qu'on retrouve chez les vertébrés, est mise en évidence chez Pikaia gracilens. Ce caractère en fait un chordé (Chordata), c’est à dire qu’il appartient au même embranchement que tous les vertébrés actuels.
Le raccourci est alors tentant : si Pikaia était à l’époque le plus ancien chordé connu, et si les vertébrés descendent des chordés, alors pourquoi ne pourrait-on pas dire que Pikaia est l’ancêtre de tous les vertébrés ?
La recherche de nos plus vieux ancêtres est un sujet récurrent en paléontologie, mais il véhicule de nombreuses idées reçues et fausses informations. Lorsqu’un fossile inédit présente des traits communs à tout un groupe d’individus, il est fréquent de voir apparaître des articles de journaux titrant « Notre plus vieil ancêtre a été découvert ! ». Pourtant, cela se révèle généralement faux.
La fossilisation est un phénomène rare
On ne connait qu’une très faible partie des espèces vivant à une époque donnée. L’une des raisons de cet état de fait vient de ce que les paléontologues nomment le biais de fossilisation : la fossilisation étant un phénomène rare, très peu d'espèces anciennes parviennent jusqu'à nous. On a par ailleurs davantage de chances de trouver des fossiles d'une espèce fortement impactée par une extinction, massive ou locale, que de découvrir les espèces qui en aurait réchappé pour avoir une descendance.
De nombreuses espèces sont ainsi absentes du registre fossile. Pikaia était bien, en 1990, le premier chordé connu à avoir vécu il y a 505 millions d’années, mais d’autres chordés existaient sans doute à la même période.
Et ceci se vérifia : de nombreux autres chordés du Cambrien ont été trouvés dans les gisements fossiles de Chengjiang depuis 1995. Plusieurs d’entre eux, tels que Metaspriggina, Myllokunmingia et Haikouella sont même plus proches morphologiquement des vertébrés actuels que ne l’est Pikaia 9. Mais il serait encore scientifiquement faux d’affirmer que ceux-ci étaient nos ancêtres.
Au lieu de cela, les scientifiques étudient ce qu'on appelle le « dernier ancêtre commun » à un groupe d’espèces, comme les vertébrés (ou à une espèce, comme Homo sapiens). Il s’agit d’une représentation virtuelle d’une espèce possédant l’ensemble des traits communs à tous ses descendants. Un tel groupe d’individus a probablement existé, et tous les vertébrés en seraient les descendants, mais les chances qu’on puisse trouver et étudier leurs fossiles sont quasiment nulles.
- 9Chen Jun-Yuan, Huang Di-Ying & Li Chia-Wei, 1999 — An early Cambrian craniate-like chordate. Nature vol. 402, n° 6761, p. 518-522
Comment se termine le Cambrien ?
En l’espace des 50 millions d’années que dure cette période géologique, le visage de la faune sur notre planète a été entièrement remodelé. Essentiellement sur les fonds marins, l’explosion cambrienne a vu apparaître un nombre impressionnant de nouvelles espèces et de nouvelles formes anatomiques. On considère que tous les embranchements d’animaux actuels étaient désormais présents, mais aussi de nombreux ordres d’animaux aujourd’hui éteints.
Le Cambrien se termine, il y a environ 488 millions d’années, par une extinction massive et la disparition de nombreuses espèces, notamment chez les trilobites et les brachiopodes. Mais les raisons de cette extinction font encore débat aujourd’hui. L’hypothèse la plus courante est une diminution du taux d’oxygénation des milieux marins, qui pourrait être due à un refroidissement global de la planète.
Cette extinction laisse des niches écologiques libres, c'est-à-dire que des espèces disparaissent et libèrent la place pour de nouvelles espèces. Cela permet à la diversification de la vie de se poursuivre à l'Ordovicien, débutant il y a environ 485 millions d'années.
Article rédigé en 2023. Mis à jour en juillet 2024. Avec la participation de Damien Germain et Denis Audo, paléontologues, maîtres de conférence et chargés de collections au CR2P - UMR 7207 et Grégoire Egoroff, géologue à l'UAR Patrinat.